Du contrat social : De l'état civil

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Les principes du droit politique, objet du Contrat Social, reposent sur deux fondements philosophiques : la liberté, qui n'est pas seulement naturelle à l'être humain, mais qui définit proprement sa nature, d'abord ; la condition de la formation de la société, par un contrat d'association plus ou moins bien perçu dans sa réalité, et plus ou moins clairement compris dans sa portée, car il a pour enjeu véritable la constitution d'un État républicain, d'un corps politique libre sous des lois ; il faut examiner maintenant un troisième fondement philosophique qui combine les deux premiers et assure entre eux une transition, le passage de l'état de nature à l'état civil.


Extrait : 

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maitre de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Mais je n’en ai déjà que trop dit sur cet article, et le sens philosophique du mot liberté n’est pas ici de mon sujet.

Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat Social (1762), Livre I, chapitre VIII, Classiques Garnier, 1989, p. 261-262.


Questions : 

1. Relevez les caractéristiques de l'être humain à l'état de nature, où l'être humain n'est pas encore vraiment humain, à tel point qu'on ne pourrait alors le distinguer des autres animaux qui sont comme lui, à l'état "d'un animal stupide et borné", et leur contraste avec les caractéristiques morales qu'il acquiert quand il passe à l'état civil :

a) Faites un recherche sur le mot "stupide" (et "stupeur", "stupéfait") :

  • que signifient-ils du niveau de conscience de l'être humain encore animal, de sa conscience du temps et de lui-même ?
  • Pourquoi, comme tout animal, l'être humain est-il alors nécessairement "borné" par la nature, enserré dans un comportement et des intérêts immuables, qui lui donnent une place, toujours la même au sein de l'ordre naturel ? 
  • Quel est précisément, parmi les principes de la conduite de l'être humain, le plus immuable et borné, celui qui disparaît quand il sort de l'état de nature, puisqu'un autre principe lui est substitué ?
  • Si, dans sa conduite, s'il n'a à regarder alors que lui-même, qu'est-ce que cela dit de sa sociabilité avec ses semblables dans l'état de nature ?

b) Examinez quels sont les autres principes de conduite naturels qui au contraire ne disparaissent pas dans le passage à l'état civil, mais qui se trouvent concurrencés par d'autres principes de conduite de l'état civil :

  • relevez-les dans un tableau en deux colonnes, et réservez une troisième colonne plus large ;
  • en trois lignes, dans ce tableau, montrez comment on passe d'une part d'un principe intérieur impératif de conduite à un autre, d'autre part d'un principe d'appropriation de la réalité extérieure à un autre, et enfin d'un principe du choix de la meilleure conduite à un autre ;
  • dans la troisième colonne plus large : expliquez brièvement en quoi chacun de ces trois principes de conduite de l'état civil est en rapport avec la "justice", qui vient se substituer à l'instinct.

c) Si les principes de conduite de l'état civil succèdent de fait, en un sens chronologique, dans leur apparition et leur développement, à ceux de l'état de nature,

  • montrez en quoi, en un autre sens, les principes de conduite de l'état naturel doivent en retour céder la place, en droit, hiérarchiquement à ceux de l'état civil.
  • En quoi "la moralité" consiste-t-elle précisément, dans cette subordination de l'animal, qu'il était d'abord, à l'humain, qu'il devient ?

d) Ce développement de la moralité ne touche pas seulement la conduite, mais produit un développement personnel, intellectuel et affectif : expliquez les notions de "facultés [qui] s’exercent et se développent", d' "idées [qui] s’étendent", de "sentiments [qui] s’ennoblissent",  d' "âme tout entière [qui] s’élève". 

e) La sortie hors de l'état de nature est-elle uniquement un phénomène positif ?

  • Trouvez des exemples de cette idée que les "abus de cette nouvelle condition [...] le dégrad[ai]ent souvent au dessous de celle dont il est sorti".
  • En quoi l'être humain civilisé peut6IL se montrer bien pire que jamais ne le sera un animal ?

f) Malgré tout, dans le bilan du passage de l'état de nature à l'état civil :

  • qu'est-ce qui l'emporte, du positif et du négatif ?
  • un retour à l'état de nature serait-il envisageable une fois qu'on l'a quitté pour entrer dans l'état civil, ou bien ce passage est-il irréversible ?
  • quelle est ici la différence avec la conception de l'état de nature selon Hobbes, et la possibilité d'y retomber ? 

2. Du côté de la liberté humaine, qu'est-ce qui est remarquable dans le passage de l'état de nature à l'état civil ?

a) Quel est le fait qui permet de passer de l'état de liberté naturelle à l'état de liberté civile ? Expliquez comment et pourquoi ce passage se fait en vous référant aux acquis de la perle précédente.

b) Rassemblez précisément dans un tableau sur la liberté et ses avantages, ce que l'on trouve dans l'état de nature, d'un côté, et dans l'état civil de l'autre, et quel est le rôle du contrat social dans chacune de ces modifications.

c) Relevez les trois formes de la liberté humaine ici analysées :

  • Quelles sont les libertés qui s'excluent l'une l'autre ? Dites pourquoi.
  • Quelles sont les libertés qui sont au contraires compatibles ? Dites si elles sont nécessairement liées, ou ou non, et expliquez pourquoi.

d) La République issue du contrat social instaure par la volonté générale l'autonomie d'un peuple, sa capacité à se donner à lui-même ses propres lois :

  • quelle est selon vous le rapport entre l'autonomie individuelle de la liberté morale, et l'autonomie collective de la République ?
  • laquelle peut entraîner l'autre ? 

e) Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, qui sert de toile de fond implicite au Contrat social, Rousseau étudie systématiquement l'être humain à l'état de nature (Première partie), et son passage à l'état de société (Seconde partie), et dévoile la faculté naturelle paradoxale qui lui permet, seul parmi tous les êtres naturels, cette sortie hors de l'état de nature pour produire de lui-même un autre état : 

"Sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation ; c'est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu" < c'est-à-dire> "sa perfectibilité" <....> Il serait triste pour nous d'être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l'homme ; que c'est elle qui le tire à force de temps de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents, que c'est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature."

Ibidem, p. 32-33.


Expliquez :

  • en quoi cette liberté, la perfectibilité, est proprement celle de l'être humain, et non sa liberté comme être animal, ni sa liberté comme être social, ni sa liberté comme être moral, et en quoi en tant que telle cette quatrième liberté est transversale aux trois autres ;
  • en quoi cette perfectibilité doit être cependant guidée vers la justice par la liberté morale.


Sujet de réflexion :

Le passage de l'état de nature à l'état civil suffit-il à faire régner la justice par le moyen de l'institution de l'État ?

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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